L'incroyable voyage de Pythéas

Les citoyens se bousculaient chez Iannis, autant que sur l’effervescente place du marché voisin. J’y avais mes habitudes et une table m’était toujours réservée jusqu’en milieu de matinée. A l’ombre du péristyle, face à la cour, nous étions installés depuis un long moment et le vin commençait à nous échauffer le sang. Mes amis savaient maintenant ce que le Grand Roi m’avait demandé. Aristides d’habitude si positif trouvait mon enthousiasme encore plus insensé que le projet lui-même. 

—A cinquante solstices d’été, l’Homme parachève sa vie. Il conseille la jeunesse, s'occupe d’enseignement ou de politique ! Cela est nécessaire d’avoir des projets mais … Partir défier les maîtres de la méditerranée … Entamer un voyage qui effraierait même l’intrépide Ulysse, dit-il.  C’est un pur suicide ! Pythéas, mon cher Pythéas, tu es devenu fou ! Je vogue sur la grande bleue plus que je ne suis sur Terre. Crois-moi, les Carthaginois ne sont pas renommés pour être des tendres. Ils défendent avec hargne et férocité toutes leurs positions et poussent leurs pions le plus loin qu’ils le peuvent. Rappelle-toi la bataille d’Alalia[1] et nos bateaux coulés ! Non, vraiment mon ami, le Roi a flatté ton orgueil vacillant de vieil homme. Tu es Narcisse[2] aveuglé, pardonne ma franchise : elle est amicale. Alexandre n’est qu’un adolescent bien né, certes doué mais mégalomane. J’en donnerais ma main à trancher : l’Hubris[3] aura un jour raison de lui.

 Demetrio ne disait rien. Il écoutait placide et serein comme à son habitude. Les pensées fusaient dans ma tête comme des étoiles filantes. Sans lien possible. Aucun. Le vin n’aidait pas à clarifier la situation. Je cherchais comment amadouer les Carthaginois mais cela se révélait absurde : ils possédaient ce que tout le monde enviait. Comment prendre le contrôle des colonnes d’Hercule[4]sans risquer l’hécatombe ? Sur quels bateaux naviguer ? Ceux de guerre ou ceux de commerce ? Avec quels risques ? Pour quel coût financier et humain ? Je finissais dépité, par me convaincre des arguments d’Aristides. 

—Quand un problème paraît insoluble, dit Demetrio, c’est souvent qu’il est mal posé.

Le silence se fît autour de la table.

—Si tu ne peux pas y aller par la mer...

 

[1] Bataille qui opposa en -387 les Carthaginois et les Etrusques aux Phocéens.

[2] Mythologie grecque : chasseur d’une si grande beauté qu’il s’éprit de lui-même en admirant le reflet de son visage dans l’eau. Il finit par dépérir de sa passion impossible à assouvir.

[3] Nom grec : peut se traduire par « démesure ».Désigne un sentiment violent inspiré par l’orgueil et l’arrogance mais aussi le vertige de l’excès de pouvoir.

[4] Nom antique du Détroit de Gibraltar.